ENTRETIEN
MARLÈNE MOCQUET,
HENRI-FRANÇOIS DEBAILLEUX
Qu’est-ce qui vous a conduite à devenir artiste ?
À l’âge de quinze ans, un bouleversement dans ma vie m’a amenée à éprouver le besoin vital de m’exprimer au-delà des mots. J’étais anorexique et j’ai été confrontée à l’isolement dans une chambre d’hôpital parce que c’était un moyen de guérison. Je n’avais aucun accès au monde extérieur et aucun contact, ni avec mes parents ni avec mes amis. Les seules choses que les infirmiers m’avaient données dès la première heure de mon hospitalisation étaient des crayons de couleur et des feuilles de papier, puis, dans un second temps, des perles et du fil pour que je puisse m’occuper. Je n’y ai pas touché tout de suite, mais au bout d’une semaine je m’ennuyais énormément et je n’avais pas encore eu ce déclic qui amène à se demander pourquoi on est arrivé là, à réfléchir sur soi-même, à comprendre les raisons de cette situation. Alors j’ai commencé à dessiner, au point qu’assez vite je ne voyais plus l’intérêt de sortir de cette chambre. Bizarrement, je m’y sentais bien. J’y suis restée enfermée trois mois pendant lesquels j’ai fait quantité de dessins. De nombreuses questions me traversaient l’esprit auxquelles il fallait que je tente de répondre. Ma réflexion était nourrie par l’introspection, par des sujets et des interrogations existentielles que, normalement, on ne se pose pas à cet âge-là et qui étaient déjà dans mes dessins parce qu’ils étaient ma seule façon d’essayer de trouver des réponses, comme des clefs pour avancer. J’ai donc commencé comme cela et je n’ai plus jamais arrêté. Il y a véritablement eu un avant et un après. Dès lors en effet, tout était clair pour moi, ma vie était non pas toute tracée mais je savais ce que je voulais en faire. C’était une évidence.
Comment êtes-vous arrivée à la peinture ?
J’ai commencé par le dessin parce que je n’avais pas de peinture sous la main. Dès que j’ai pu en avoir, je m’y suis mise, comme un prolongement évident du dessin. J’avais besoin d’en faire. Parce que la matière même de la peinture était pour moi plus liée au corps. Avec les questions que j’abordais, j’avais besoin de cette autre dimension. Il y a en effet un rapport physique, un rapport au corps dans la matière picturale, de façon générale, et encore plus dans la manière dont je l’ai toujours traitée. Sans enseignement particulier, je l’ai abordée de manière totalement empirique. Je n’aurais jamais pu apprendre, dans aucun traité de peinture, les techniques que j’utilise dans mon atelier et que j’ai créées de toute pièce.
Vous n’avez pour autant jamais abandonné le dessin. Que vous apporte-t-il ?
Effectivement, j’y suis toujours restée attachée. Le dessin n’est jamais un dessin préparatoire. Il est simplement un espace différent. Je n’ai pas le même rapport à l’espace sur un papier que sur une toile ou, depuis quelque temps, sur ce nouveau support pour moi que sont les plaques d’aluminium. Plus j’utilise de supports, plus je trouve des façons différentes de dire les choses. Le dessin, pour moi, aujourd’hui, est donc un medium comme un autre, une autre possibilité.
Et pourquoi la figuration ?
Vous auriez pu également vous diriger vers l’abstraction ?
Eh bien non, justement. Comme mon travail vient de l’introspection et est très lié à l’idée du sens, il passe par la figuration. Je ne dis pas qu’il n’y a pas de sens dans la peinture abstraite, mais j’exprime de façon beaucoup plus précise ce que je veux dire en le figurant. Le fait de représenter, de mettre des mots sur les choses, parce que la figure est une phrase, la couleur est un mot, la matière est une ponctuation, permet de trouver des correspondances à notre manière verbale de communiquer. La figuration est pour moi un moyen de mettre des mots sur des joies, des peurs, des angoisses, des émotions.
Y a-t-il des artistes qui vous ont marquée ?
Oui, bien sûr. Lorsque je suis sortie de l’hôpital, j’ai découvert le travail de Robert Malaval, qui m’a passionnée. J’étais allée dans une petite librairie-galerie qui n’existe plus, rue Quincampoix, chez Alain Oudin, où l’on pouvait voir Malaval, Molinier, Bellmer. Fautrier aussi. J’y allais souvent, je m’achetais des livres. Il y avait une petite clique d’artistes, un répertoire qui n’était pas directement lié à mon travail de dessin. J’étais très jeune, j’avais seize ans, ils étaient à mes yeux des ouvertures d’esprit possibles dans la direction que je n’avais pas encore prise, mais vers laquelle j’avais envie d’aller. Ils m’ont insufflé un vent de liberté. J’ai alors fait des études d’arts appliqués option tapisserie contemporaine. Une professeure, Brigitte Zézima, m’a donné certaines clefs ainsi que les noms de quelques artistes libres dans leur manière de faire et d’aborder la matière. Là, j’ai beaucoup appris de Josep Grau-Garriga, non pas tant d’un point de vue esthétique, physique, mais plutôt sur le plan d’une énergie, d’une impulsion, d’une volonté d’approche des choses qui m’intéressait. J’ai aimé certaines de ses tapisseries très en matière, assez animales, bestiales. Ensuite, j’ai suivi une classe préparatoire aux ateliers beaux-arts du centre Glacière de la Ville de Paris où j’ai eu un choc en découvrant les œuvres de Paul Rebeyrolle. Il est sans doute l’artiste qui a été le plus important dans mon parcours. C’est comme s’il m’avait donné l’autorisation en quelque sorte, comme s’il m’avait autorisée à être culottée, à oser beaucoup de choses qui ne sont pas forcément permises lorsqu’on s’est engagé dans un cursus artistique. S’il m’a beaucoup marquée, il n’a pour autant jamais été encombrant dans mon parcours, comme cela peut l’être parfois lorsqu’on est fan. Mais je ne l’étais pas. Il m’a surtout beaucoup poussée sans le savoir : je ne l’ai jamais rencontré.
Et Jérôme Bosch ?
Je me sens proche de son univers mais je l’ai découvert beaucoup plus tard et j’ai toujours été beaucoup plus intéressée par Rebeyrolle, autrement dit par un monde très différent du mien qui va m’apporter des choses nouvelles. J’aime évidemment beaucoup le travail de Bosch mais il ne m’a jamais influencée. J’ai certainement des proximités avec lui, mais elles ne sont pas volontaires. Je pense surtout avoir une structure psychologique assez proche de la sienne. Mon rapport au monde doit être assez similaire au sien. On m’a, par exemple, souvent dit que ma peinture n’avait ni queue ni tête. C’est tout le contraire : tout ce que je peins est très très très précis, tout a un sens, tout est construit. De même, on pense que les tableaux et les histoires de Jérôme Bosch sont farfelus. Mais pas du tout, ce qui est farfelu c’est le monde, ce qui est chaotique c’est l’extérieur. Et j’essaye, moi, de donner des clefs pour recomposer tout cela, pour trouver une raison plutôt bienveillante à une logique de construction, pour pro- poser une possibilité de reconstruction dans tout ce marasme.
Lors de votre exposition à la Maison des arts de Malakoff,
je vous ai dit qu’il devait se passer beaucoup de choses dans votre tête la nuit. Et vous m’avez répondu : « Mais ce n’est pas la nuit, c’est le jour ! »...
Oui, parce que je ne me souviens jamais de mes rêves, ni de mes cauchemars. Par contre le matin, quand je me réveille, je ressens une charge émotionnelle très importante. C’est la raison pour laquelle je mets du temps à émerger, comme si je restais un moment entre deux eaux. Ensuite, dans la journée, comme je me plonge dans une introspection qui me met dans un état distancié par rapport à la réalité qui m’entoure, je suis un peu dans une situation de rêve, de rêve de jour. Je me sens plus à l’intérieur de mon corps qu’à l’extérieur, comme lorsqu’on est dans un sommeil profond et que l’on est dans le foie, dans l’estomac, dans le cerveau.
Vous sentez-vous proche du surréalisme ?
Je me sens assez éloignée de ce principe d’un rapport à l’inconscient. Mon travail, au contraire, parle beaucoup de la morale, de la bienveillance et de la malveillance, du rapport à la nature, de la relation du corps au monde, de la dévotion aux spectateurs. J’essaye d’aider celui qui n’a pas peur de ses émotions, ni des miennes, à s’accorder avec lui-même, à aborder les vraies questions sans pour autant trouver les bonnes réponses, mais en tout cas à vivre le mieux possible.
D’autre part, le surréalisme relevait d’une mouvance collective, ce qui n’est pas du tout mon cas. Je suis dans une démarche solitaire, ce qui est souvent moins confortable que de se sentir en famille, avec toute l’énergie fédératrice que cela peut entraîner. Mon travail est une espèce de racine qui va de tubercule en tubercule, et il n’y a que moi qui peux le construire, toute seule. Évidemment, je m’appuie sur des combinaisons d’idées, de symboles comme le faisaient les surréalistes, mais il y avait chez eux un côté saugrenu revendiqué alors que chez moi tout est choisi, rien n’est laissé au hasard.
Vous avez toujours accordé une place prépondérante à la matière...
Tout à fait. Déjà dès le départ, en sortant de cette hospitalisation-école, je faisais des peintures abstraites très en matière. J’achetais des pots de crépi que j’étalais, je mettais même quelquefois le feu dessus, cela créait d’importants reliefs. Je commençais à trouver mon vocabulaire, à mettre en place le rapport de mon corps à la matière. Depuis, elle est toujours restée, elle a simplement évolué, elle s’est modifiée au l du temps. Certains aspects disparaissent parce qu’ils n’entrent plus dans la logique d’un propos, dans l’orientation que l’on veut donner à tel ou tel moment, puisque la matière doit être en lien très étroit avec le sujet abordé. Mais tout cela se fait très spontanément, souvent nourri de réminiscences. Par exemple, depuis quelque temps, je travaille avec des bains que je prépare en amont et qui sont une émulsion de corps gras et de corps maigres. Ils sont liés aux paysages du marais poitevin que je voyais enfant en allant chez ma grand-mère, avec ces eaux stagnantes et la vase au fond. J’aime cette idée de deux matières qui ne se mélangent pas mais vivent ensemble, car l’antinomie est très présente dans mes œuvres, ne serait-ce que lorsque j’évoque les bons et les méchants. Là, cette matière ressemble à une peau de peinture, elle est un espace projectif formidable puisqu’elle permet d’inventer une histoire incroyable aussi bien sur un centimètre carré que sur dix mètres carrés, où l’on peut vrai- ment entrer dans le corps des choses. D’autres matières, encore plus en volume, me permettent même de sculpter dans ma peinture. C’est, par exemple, le cas de la céramique, qui m’a amenée à dévorer la surface.
Comment êtes-vous venue à la céramique, justement ?
J’ai toujours voulu faire de la céramique. Quand j’étais aux Beaux-Arts de Paris, j’avais déjà un œil sur cet atelier, mais entre ma peinture, les cours et le travail alimentaire que je faisais à côté, je n’avais pas le temps. J’ai cependant gardé cela en tête. Pour mon exposition au Musée d’art contemporain de Lyon en 2009, je voulais envahir l’espace pour créer une atmosphère enveloppante, pour mettre en scène et en volume l’univers de mes tableaux. J’ai repensé à la céramique, j’ai acheté un four et j’ai commencé à apprendre la technique et à en faire toute seule dans mon atelier. Avec beaucoup d’échecs mais comme souvent dans ma démarche, ils me poussent, de façon très empirique, à trouver des solutions, ils génèrent de nouvelles pistes auxquelles je n’aurais pas pensé. C’est la même histoire que les sœurs Tatin avec leur tarte.
À partir de là, j’ai été invitée en résidence à la Manufacture de Sèvres. Cela a été une école formidable au point que, dans mon évolution, il y a indéniablement eu un avant et un après-Sèvres. Elle m’a permis, en plus, de faire évoluer mon travail de peinture et de sculpture.
Le monde culturel contemporain a-t-il une influence sur votre travail ?
Non, je m’y intéresse, je m’en sens proche mais il ne m’inspire pas. Ce qui m’inspire, c’est la vie, c’est ce qui me traverse, ce sont les émotions que je ressens. Je n’ai pas besoin d’aller voir une exposition, de lire un livre, d’ouvrir un magazine pour avoir des idées sur ma prochaine exposition. En revanche, j’aime croiser des univers qui me sont proches. Il y a quelque temps, j’ai découvert le monde théâtral de Xavier Boussiron et Sophie Perez, un monde jusqu’au-boutiste, loufoque, dans lequel je me suis retrouvée. Avec leur troupe, ils construisent tout, du début à la fin. Au départ, ils n’ont pas de scénario précis, ils ont juste des objets. Je fonctionne de la même manière, je pars de rien, lorsque je commence je n’ai aucune histoire en particulier à raconter, j’ai un morceau de toile et un bout de matière qui m’entraîne à figurer un personnage et à me dire que si ce dernier fait ceci, il faut que j’en crée un autre qui va faire cela, et ainsi de suite. C’est la raison pour laquelle la céramique m’amène aujourd’hui à créer des dispositifs importants qui ressemblent de plus en plus à du théâtre sculpté, mais sans acteurs. Ah, si, vous, les spectateurs !
Quelle valeur donnez-vous à ces motifs récurrents dans votre travail, les œufs, les yeux, les fraises, les pommes... ?
Que ce soit en peinture ou en sculpture, la multiplication de petites figurines donne un mouvement, un peu comme un trait de pinceau. Lorsqu’un peintre très gestuel prend un pinceau, il va faire une grande envolée sur sa toile. Il en est de même avec mes motifs, ils sont de la même facture : pffft, c’est un mouvement pour suggérer une direction de lecture à prendre. Ensuite, il y a le côté symbolique de chacun. J’aime beaucoup l’œuf : il peut prendre de multiples formes qui donneront des sens très différents. Il évoque à la fois la mise au monde, la naissance mais un œuf au plat, c’est mort. En même temps, avec du jaune on peut faire de la tempera, etc. L’œuf correspond au cycle de la vie. Comme j’ai reçu une éducation judéo-chrétienne, les pommes et fraises sont la tentation, la vie. J’accorde une grande importance aux regards : ils sont essentiels, souvent accompagnés de mimiques ou de grimaces, pour faire passer des émotions.
Comment avez-vous pensé cette exposition au musée de la Chasse et de la Nature ?
C’était tout d’abord un défi à relever parce que ce n’est pas un lieu neutre. Il est déjà très habité, donc il fallait faire une exposition dans une exposition. C’était une importante contrainte, mais en même temps j’y suis habituée puisque, dans mon travail, tout s’imbrique en permanence : quand je fais de la céramique, ma peinture s’installe dedans, quand je fais de la peinture, la céramique s’y immisce, quand je fais des installations, des scénographies, elles intègrent mes sculptures et mes tableaux. Le principe de l’emboîtement m’est donc familier. De même, il y a une grande cohérence à exposer dans ce musée après être passée par la Manufacture de Sèvres qui m’avait déjà permis de développer dans mon travail un aspect XVIIIe siècle. Là, je suis en effet allée encore plus loin en intégrant dans mes propres œuvres des éléments emblématiques de certaines peintures du musée. Il s’agit donc vraiment d’une exposition sur mesure. J’ai créé une atmosphère qui est une peinture en volume. En même temps, je n’ai en rien trahi mon travail. Je n’ai pas essayé de me coller à un contexte déjà existant puisque de toute façon le combat, la chasse, la nature ont toujours été présents dans mes œuvres, aussi bien avec les sujets qu’avec les matériaux choisis. Je suis une combattante, je m’exalte à l’idée d’avoir des projets, de me dépasser à chaque fois, de passer des épreuves, d’évoluer, de vivre tout simplement. Et de peindre la vie.
Entretien réalisé par Henri-François Debailleux
Extrait du catalogue, En plein Coeur, éditions du Regard, 2017
En plein coeur, 2017, ©Yann-Bohac