MARLÈNE MOCQUET,
DANS LE MIROIR, LES RELIEFS


L’œil parcourt le tableau avec précaution mais sans prévention. Il aimerait voir dans le même temps la main ouvreuse agir sur la surface nébuleuse tandis qu’il dis- cerne les délices con tes et maléfiques de ces petits fruits intacts. À proximité, mais dans l’indifférence, de ces figurines aux trognes rondes dont ils sont peut-être issus, ils attendent leur érection sur une concrétion stalagmite. D’autres fruits au contraire ont ni en charpie de chairs éclaboussantes, d’autres encore, comme les pommes d’amour des anciennes foires, ont conservé l’intégrité d’une modeste beauté anatomique, minimaliste, empreinte d’une vaine exactitude. Boules de malice d’une Alice qui, avant de les jeter froidement dans ce vide métallique, en avait goûté beaucoup, recrachant les peaux avec un peu de sucs colorés, étalant les excès de jus comme autant de traces de ce péché capital qui exprime la volupté gourmande, auquel nul artiste ne saurait renoncer lorsque pointent au bout des doigts fébriles les virtualités de l’appétence.
Bulles, boules, dans leurs frottements éclatés souillent le métal froid qui fige l’incandescence. Reliefs de mets sucrés dont la couleur saturée rehausse le goût. On penserait volontiers aux restes de la table desservie que l’on voit encore dans les fresques antiques de Boscoreale, cependant dans la peinture de Marlène Mocquet on ne rencontre ni les tables desservies à la reconnaissance immédiate, ni les desserts inachevés qui laissent paraître la suspension du temps.
Les objets, sertis de taches essuyées, les grumeaux à la matière à moitié écrasée cheminent lentement comme des laves forgeant à chaque instant l’hybridation entre minéral, végétal et animal dans l’attente d’une pause qui, finalement, les distinguerait. Petits vertiges suspendus aux chutes montantes et descendantes. Les reliefs organiques n’en finissent pas d’exhaler leur mutation.
Ces microcosmes qui jouent l’immensité font renaître, sans nul besoin de référence aux signes de cette époque, l’univers boschien et ses méditations sur les incertitudes d’une nature qui ne s’appartient plus, qui déjoue l’illusion, qui met en doute la moindre parcelle de vérité pour ne plus retenir que celle de la modeste jubilation visuelle.
Avec les pommes d’amour, minuscules comme le péché véniel, cohabitent les éclaboussures de plaisir gestuel, les écharpes de matière tellurique qui manifestent un nécessaire retour aux origines et aux essences dont rêvaient les alchimistes. Raison troublée et complexité du monde ont toujours la même présence, elles vibrent sur cette parcelle de métal où, dans un bel écart métaphorique, l’illusion d’optique côtoie la tache. Le sens induit, encore secret et mystérieux, n’occulte pas les corposités sulfureuses. On voit frotter à la surface d’une projection métaphysique les sels, les acides, les pâtes glycériques, les sucres glacés par l’émail ; un nouveau travail alchimique, de la matière à la sensation, finit par oblitérer la quête du sens. La peinture est physiquement sulfureuse mais elle l’est aussi dans l’esprit qui s’en dégage, laissant venir les surfaces, le désordre énergétique régnant dans l’atelier. L’objective matérialité de l’aluminium tient parfois lieu de raison à l’absence d’une audacieuse projection imaginaire. Ce métal ici endosse au contraire toutes les parures de la métaphore, déjouant les écueils d’un style fantastique comme ceux d’une conceptuelle matérialité. Cette manière de peindre finit par rendre irréel l’environnement qui l’a fait naître. Les miroirs que nous tend cette Alice sont sans re et ni retour. Les signes de figuration qui s’annoncent ou se réalisent, figurines, baies, comme autant de curiosités, révèlent un état de la nature qui n’e raie ni n’enchante mais intrigue par l’errance d’un récit mystérieux suspendu, s’écartant de toute narration comme de toute description.
Ce miroir est le même, inscrit dans la permanence de la peinture depuis l’Antiquité. Il a servi à construire la mimêsis en affirmant la vérité de l’artifice, il a aussi contribué à révéler le paradoxe des agencements aléatoires. La brillance du verre comme celle ici du métal n’entrave pas l’accès à la profondeur visuelle vers l’immédiat au-delà. Ce ne sont pas les objets ni les figures qui règnent, mais bien la concentration gestuelle d’une peinture naturante qui laisse voir la vitalité du pinceau comme celle des bains actifs. Ces matières aléatoires, mues par une part de rêve et une part de jubilation, rendent
inéluctable la germination figurée qui faisait aux temps anciens le terreau des controverses théologiques, des exhortations morales au centre des enjeux collectifs.
Aujourd’hui subsiste chez cette artiste le territoire résiduel de cette tradition. La vision est solitaire, le petit théâtre est pour soi mais la veine ludique et mystique appelle le partage des messages de l’inconscient.
Au temps de Jérôme Bosch, l’imaginaire plastique semblait se déployer sur le corps des sujets spirituels, se gardant bien de les dévorer entièrement malgré la tentation. Auparavant, vers 1480, Hans Memling avait créé cette allégorie de la Vertu ou, plus clairement, de la Chasteté qui donnait à voir une figure de vierge dont le buste et le visage surgissent d’une montagne dans laquelle le reste de son corps est enchâssé. Cette invention ouvrait la voie d’une longue culture anthropomorphique de la nature dont l’œuvre de Marlène Mocquet offre un exemple parfaitement traditionnel et contemporain. Le déguisement sert à forger les présages, il favorise les mouvements de la main dans le chantier de l’humeur personnelle. Ainsi l’arabesque fantasmatique s’éloigne-t-elle des répertoires. Elle instaure, sans volontarisme, un ordre plastique qui se libère des motifs et l’on peut dire encore qu’au sein des tourments spirituels s’accomplit toujours une poétique de la jubilation formelle faite pour accéder à la béatitude parfois désinvolte que se partagent le créateur et le regardeur au cœur des frayeurs de l’image. La conversion imaginaire dévore les motifs pour n’en laisser que des reliefs. Cette permanence métaphysique apparaît mue par une vitalité intacte dans les tableaux de Marlène Mocquet. Ceux-ci sont le fruit d’un renversement très contemporain où la puissance profonde comme l’angélique candeur ne sont plus la conséquence d’une victoire sur les tourments du temps. Le retournement conduit l’artiste à interroger pour nous tous, comme pour elle-même, l’origine du désir de peindre. La barrière transgressée du miroir absorbe notre regard vers les restes et les reliefs qui sont tapis, dérisoires mais essentiels et insondables. Ils sont faits de saveurs consommées, de résidus de rêves, les figures indigestes, peut-être repoussantes, ont laissé divaguer leurs paires d’yeux. Présage. Bosch avait imaginé que les oreilles envahiraient la forêt et que les yeux pousseraient dans les champs. Les mondes se dévorent et se contaminent à moitié, l’artiste donne à l’un de ses tableaux ce titre : Mange-moi.




Alain Tapié Conservateur en chef honoraire des musées de France
Extrait du catalogue, En plein Coeur, éditions du Regard, 2017