Catalogue de l'exposition Marlène Mocquet au Musée d'Art Contemporain de Lyon, 2009

Il était un temps : la peinture de Marlène Mocquet
"… à travers le grand ruissellement de l'imaginaire"

Qu'est-ce que je pense de l'amour? — En somme je n'en pense rien. Je voudrais bien savoir ce que c'est, mais, étant dedans, je le vois en existence, non en essence (…) Aussi, j'aurais beau discourir sur l'amour à longueur d'année, je ne pourrais espérer en attraper le concept que "par la queue": par des flashes, des formules, des surprises d'expression, dispersés à travers le grand ruissellement de l'Imaginaire; je suis dans le mauvais lieu de l'amour, qui est son lieu éblouissant: « Le lieu le plus sombre, dit un proverbe chinois, est toujours sous la lampe »1.

Où nous conduisent les peintures de Marlène Mocquet si ce n'est dans et face à ce grand ruissellement de l'imaginaire et, comme les prévenances de Roland Barthes indiquant, avant même l'incipit, son incapacité à ne donner autre chose que des fragments d'un discours sur l'amour, le commentaire sur sa peinture affronte la douloureuse écriture du sensible. Il faut, pour mieux s'imprégner de son travail, approcher cette zone entre chien et loup, où l'empire de la lumière cède, comme le rappelle Barthes, devant le lieu le plus sombre. Postons-nous pour un temps là ou Marlène Mocquet nous conduit, soit sur un seuil. Depuis celui-ci, nous ouvrons une porte derrière laquelle se trouvent d'autres portes

Le sourire de Janus

À l'instar de ces personnages aux figures de phasmes, aux yeux ronds, par moments proches des falaises, Marlène Mocquet, sans méconnaître les écueils de ce qu'elle veut nous montrer, reste en retrait des bruits du monde afin de mieux l'appréhender en diluant son en-soi, une intériorité aussi fluide que les jus colorés dont elle imbibe la toile, aussi volatile et invisible que l'essence de térébenthine. Jeune diplômée de l'École nationale supérieure des Beaux-Arts, Marlène Mocquet rencontre le succès et la célérité du marché de l'art. Dans un monde où peu font et beaucoup commentent, le succès immédiat, la jeunesse provoquent ce début de sourire — le sourire liminaire — une ligne à |'insensible courbure. On devine cependant que si cette bouche s'ouvrait plus ce serait pour mieux « te manger mon enfant ». Comme dans Le Petit Chaperon rouge de Charles Perrault, la version la plus triste et la plus moralisante du conte, la jeune fille — est-il précisé — est la plus belle du village.

Elle va connaître une fin sans appel, elle meurt, l'innocence et la beauté dévorées par le loup. ll est cependant une étape absente du conte de Perrault bien que toujours présente dans la tradition populaire à l'origine de cette histoire. L'enfant perdu se voit proposer par le loup deux directions possibles pour rejoindre son aïeul. Cette décision à prendre, entre la beauté, l'appropriation jouissive d'un temps à soi et le sentier plus raide de la raison, poste l'enfant devant les conséquences de ses choix. Marlene Mocquet, en exposant le ruissellement de son imaginaire, flot incessant — elle peint beaucoup — que rien ne vient entraver si ce n'est d'autres sensations, en s'offrant au regard, tout en le divertissant, en glissant nombre de paires d'yeux hallucinés dans ses toiles, ne craint pas de refuser de choisir quand, à l'inverse du petit chaperon rouge, elle se trouve à la croisée des chemins. Elle se saisit du principe de raison et l'entrelace avec le principe de plaisir.

Le sourire liminaire a aussi son pendant, celui de l'amour et de la compassion. Il est en chemin, en devenir. À l'instar des peintures de cette jeune artiste, il a commencé sa route et il tait sa finalité. Ce sourire est dédié à l'autre. ll est celui adressé, avant la nuit, par la mère à l'enfant. Ce dernier est obligatoirement la naissance d'un sourire, trop ouvert, il inquiète, absent, il vient nier la promesse d'un amour inconditionnel. Liminaire, limes « le seuil », il marque le début d'une histoire, de la lumière vers l'obscurité, du jour vers la nuit, du bruit et des mots vers la mer silencieuse des images intérieures. Marlène Mocquet nous positionne sur ce seuil, elle est à nos côtés, ni plus loin, ni en arrière pour scruter nos réactions. Elle est entièrement à sa peinture, une peinture présente comme elle est présente au geste de peindre. Peindre et penser, de cet état au bord d'une hypnose consciente, elle tire ses abstractions puis ses figurations. C'est cette ombre à la perpendiculaire de la source lumineuse que Mocquet vient explorer.

Même s'il y a cette difficulté inhérente au commentaire d'une oeuvre adossée avant tout aux sensations, il est possible de saisir les premiers fils indiquant comment la chaîne épouse la trame pour former une oeuvre ouverte, en évolution continue. Devant l'individuation de la société, à laquelle n'échappe pas la communauté des artistes, les stratégies de positionnement face au marché de l'art sont diverses et les buts plus ou moins avouables. Mocquet n'applique pas de stratégie, et une définition en creux montre que son œuvre n'est pas traversée par certains des symptômes du postmodernisme. ll y a peu, dans son travail, de citations, de remix ou de répétitions si ce n'est celles de ses propres personnages qui, s'émancipant du cadre, promènent leur étrangeté d'une représentation à l'autre. Elle ne met pas non plus en scène une réactivation d'un idéal romantique dénaturé où la recherche plastique viendrait sceller un repli sur soi. Une oeuvre embrassant l'imaginaire n'est pas absente au monde, aux autres, bien au contraire. Mocquet peut en cela s'inscrire dans une lignée, entre connivence de pensées et accointances formelles, les symbolistes, les mouvances fin de siècle, les surréalistes, Cobra.

Contes de fées, rêves et réalité — peindre l'indicible

Ses fonds de toile, notamment pour les plus grands formats, sont souvent laissés vierges de toute préparation. « Le fond de la toile a son espace » confie-t-elle. En donnant à voir le fond de toile, elle laisse au soin du spectateur de tracer la frontière entre les éléments en commun, ceux que nous avons en partage, et le geste artistique. Si la réalité est d'abord cette matière première, sa présence visible est aussi métaphore du travail plastique — il est signe de la réalité avec laquelle la peintre doit composer. La matière impose un pas de deux où la peintre et les éléments conduisent chacun la danse. Marlène Mocquet, à force d'expérimentations, possède une connaissance poussée des médiums du peintre, elle sait comment les amener vers ces présences oniriques qu'elle dresse face à nous. Tout en partant loin de cette réalité, elle la laisse à portée du regard, donnée impondérable et bien visible.

En prenant racine dans cette réalité commune, premier seuil ouvrant à son imaginaire, les peintures de Mocquet s'adossent à des analogies anciennes, celle entre le sommeil et la mort ou celle des pulsions morbides et d'amour travaillant la création plastique. Marlène Mocquet prend place ici, en toute singularité, à la suite de ce jeu avec l'inconscient. Si nous pouvons aujourd'hui le nommer, ce ruissellement de l'imaginaire inscrit de nombreux artistes dans une généalogie invisible. Il est encore question de seuil, celui entre la nuit et le jour, entre le sommeil et l'éveil, entre la raison et le rêve. C'est à ce titre que la pratique de Marlène Mocquet renvoie, par fragments seulement, vers les expériences des surréalistes.

C'est en 1924 qu'André Breton introduit sous la forme d'une entrée de dictionnaire la définition du surréalisme. ll retravaille cette dernière à plusieurs reprises, ne changeant rien de son objet si ce n'est le point de vue ou la forme de sa définition. Nous retenons celle-ci, proche, à notre sens, du travail de Mocquet. Surréalisme: « Tout porte à croire qu'il existe un certain point de l'esprit d'où la vie et la mort, le réel et l'imaginaire, le passé et le futur, le communicable et l'incommunicable, le haut et le bas cessent d'être perçus contradictoirement. C'est en vain qu'on chercherait à l'activité surréaliste un autre mobile que l'espoir de détermination de ce point. » (André Breton)2. Il est ainsi possible de lire une partie de l'oeuvre de cette jeune artiste à l'aune du « modèle intérieur » dont Breton trace les contours après la naissance du mouvement. Il s'agit de pénétrer ce lieu le plus sombre, tâtonner jusqu'à l‘intangible frontière, celle de l'en-soi. Si l'écriture automatique inspire André Masson pour une série de dessins, c'est à Max Ernst que ce jeu avec l'inconscient fait penser. De nombreux travaux, tant dans les sujets que dans les techniques et médiums utilisés pour exciter son imaginaire — collages, frottages, gravures, modelage et écriture —, nous rapprochent des pratiques de Marlène Mocquet. Dans ses notes, Ernst revient sur les découvertes visuelles développées par l'observation des éléments du quotidien et la poésie provoquée par leur juxtaposition mentale — « Le 10 août 1925, une insupportable obsession visuelle me fit découvrir les moyens techniques qui m'ont permis une très large mise en pratique de la leçon de Léonard de Vinci. (..) Ma curiosité éveillée et émerveillée, j'en vins à interroger indifféremment, en utilisant pour cela le même, toutes sortes de matières pouvant se trouver dans mon champ visuel des feuilles et leurs nervures, les bords effilochés d'une toile de sac, les coups de pinceau d'une peinture "moderne" un fil déroulé d'une bobine, etc. Mes yeux ont vu alors des têtes humaines, divers animaux, une bataille qui finit en baiser (La fiancée du vent), des rochers, la mer et la pluie (..). »3

Il écrit plus loin, toujours dans ses notes pour une biographie, que la forêt semble manger le ciel — Mocquet va peindre cette vision anthropomorphe. Par provocation, nous pourrions dire qu'elle ne peint pas mais qu'elle joue par dilution, aspersions, projections, diffusion. À la différence de Max Ernst, cette première étape donne les abstractions. Elles sont de futurs paysages sur lesquels inscrire ses petites filles à la robe rouge, des topographies mouvantes dont les plis découvrent de grands yeux ou des verticales créées par les coulées ou les raclages sur lesquelles se posent des faciès. À rebours du surréalisme, ces étapes préparatoires sont loin de toujours constituer le terrain de jeu de son inconscient, il arrive ainsi que ce bestiaire imaginaire, aux échelles impossibles, ou que les fruits et les sucreries tentants comme ils le sont dans un conte de Grimm soient l'objet d'une volonté à priori.

C'est la porosité de la frontière entre l'imaginaire et la réalité, entre le conscient et l'inconscient qui transparaît dans les toiles de Marlène Mocquet. Si, à l'évidence, elle n'est pas peintre de ses rêves, réduisant la toile à une surface d'enregistrement stérile, sa peinture fait boucle entre les deux mondes — onirique et conscient, réaliste et fictionnel — montrant qu'il n'y a rien d'univoque mais une interpénétration permanente de ces deux réalités. Si l'artiste ne nous poste pas face à l'« ombilic du rêve », si les figures qui viennent peu à peu s'emparer des taches, jets et coulures ne sont jamais tout à fait issues du sommeil ou de la veille, elles débutent une nouvelle histoire, elles donnent un possible incipit au spectateur. Elles constituent alors autant d'origines léguées au regardeur. Ces représentations, comme l'écrit Guattari à propos des rêves de Kafka, se donnent comme « processus de production d'une subjectivité mutante, porteuse de potentialités susceptibles d'enrichissements indéfinis. »4

Le lieu que propose Marlène Mocquet pourrait étre le lieu des mythes, un nulle part en construction perpétuelle sur la ligne d'un temps sans chronologie, aussitôt saisi et aussitôt disparu. Mais en scrutant les détails présents dans les toiles de Mocquet, il faut revenir sur cette hypothèse: si elle nous entraîne vers un nulle part, c'est celui des contes de fées et non du mythe. Bruno Bettelheim insiste sur la différence fondamentale entre le héros mythique, aidé par les dieux mais souvent appelé à une fin tragique, et le héros de conte de fées qui, ne devenant jamais surhomme, reste « parmi nous ». Plus loin dans son analyse, portant sur la charge optimiste du conte de fées face à la dimension tragique du mythe, il souligne un point essentiel: « La sagesse psychologique des siècles veut que chaque mythe soit l'histoire d'un héros particulier, Thésée, Hercule, Beowulf, Brunhild. Non seulement ces personnages mythiques ont des noms, mais on nous cite aussi les noms de leurs parents et des autres personnages principaux de l'histoire. (..) Le conte de fées, par contre, annonce clairement qu'il va nous raconter l'histoire de n'importe qui, de personnages qui nous ressemblent beaucoup. »5

Les titres choisis par Marlène Mocquet permettent ce regard anthropologique, ainsi des « Petites Filles », de La Femme volcan, de L'Homme planète ou de L‘Homme métallique. Si ces peintures prennent le spectateur par les sens, c'est aussi parce que ce travail sur le seuil, sur ces ouvertures permet cet échange. Elles s'adressent à l'adulte mais aussi à l'enfant devenu adulte. C'est pourquoi Mocquet indique que ses titres ne sont pas narratifs, « ils sont comme le geste de peindre ». Ses peintures nous invitent presque à mettre la main à la pâte, elles sont offertes au regard, non comme un univers clos, mais comme un processus à prendre en relais. Comme le sourire liminaire, elles impliquent l'autre.

Le spectateur se saisit une première fois des grands formats de l'artiste avec un recul nécessaire, puis il entame une avancée vers un premier seuil, celui où se déploie la vie interne au tableau — les aventures de Betty Boop, d'artificiels souvenirs d'enfance, dont la trace formelle est malmenée, occultée ou embellie par la mémoire, des bribes de contes n'ayant jamais existé, des friandises vénéneuses, des pommes séduisantes. Elle racle les couleurs sur la toile pour mieux en faire surgir une archéologie à la fois personnelle et commune. Afin de mieux discerner ces visages paysages, ces bouches béantes et ces yeux trop ouverts, il n'est d'autre choix que d'approcher au plus près de la toile. À propos des détails présents dans les grands ou petits formats, ils sont pour elle « des phrases, des proverbes, des micro-histoires. » Ces rébus picturaux, cette approche linguistique du contenu de la représentation font de l'œil à Jérome Bosch. Certaines des saynètes disséminées par le peintre dans le cadre de ses peintures sont, en effet, inspirées des dictons et des proverbes populaires de la Flandre médiévale. Du peu d'esquisses préparatoires qui nous soient parvenues, il en est une qui représente une prairie à l'orée d'un taillis. Les troncs dans cette futaie portent distinctement des oreilles. Quant aux faibles dénivelés ainsi que les touffes de joncs de cette prairie humide, ils camouflent à grand-peine, des yeux. Ce dessin est inspiré d'un adage: « Il vaut mieux voir et écouter puisque même les forêts ont des oreilles et les prairies des yeux. » Une fois la proposition inversée, ce conseil de discrétion est aussi une invitation au silence, celui de la contemplation, cet homme comme cette fausse petite fille, quelques siècles plus tard, sont peintres avant tout.

La comparaison continue avec les perspectives niées procurant au spectateur un sentiment d'immersion, angoissante chez Bosch, elle est fausse candeur chez Mocquet. Puis vient ce même plaisir sensuel de la couleur. Il y a dans le Portement de Croix conservé à Gand, ce personnage avec un chapeau extraordinaire irradiant de couleurs dans une scène présentant des teintes foncées seyantes, de prime abord, pour illustrer la passion du Christ. Ce chapeau conique semble à la fois contenir des opalescences d'une nuit de pleine lune tout en empruntant un arc-en-ciel au spectre de la lumière diurne. Ce chapeau, étrange prothèse de carnaval, a provoqué une exégèse considérable. Sans ouvrir ce chapitre, il est possible d'y lire le plaisir de la peinture et, avant tout, du maniement des couleurs, échappant à tous discours rationnels, comme nous le verrons plus tard. Plus qu'un exercice de style, Bosch exprime, avec une diabolique discrétion, une possible jouissance terrestre. De ce sensualisme Marlène Mocquet s'empare aussi. Il n'y a pas de couleur en disgrâce chez elle, elles sont matières puis sensations, pour elle, puis pour nous. Elle pousse les couleurs vers leurs points de fluorescence, elle les mêle et elle les montre toutes, « l'arc-en-ciel humain ». Encore une fois, elle active ce métronome silencieux entre la matérialité, le monde extérieur, irréductible « ça » et le déploiement des sens, opaque à la tentative de description et emplissent pour un temps ce sentiment de vide immense que l'on porte en soi.

Une contemplation active

Le sensualisme de la peinture de Mocquet va de pair avec un travail exigeant, tendu. Les émotions sont acquises et non innées, elles sont le fruit des compositions maîtrisées de l'artiste. En prenant position face à ces toiles, il nous faut marquer un temps de découverte, de surprise, par moments d'apaisement ou d'inconfort. Nous réveillons des sens qui s'étaient engourdis. La vision en premier lieu, — à voir trop vite nous en avions oublié les bienfaits d'une goûteuse lenteur. Les sensations s'ouvrent à des territoires non pas vierges mais laissés en friche. Alors que nous sommes à l'arrêt, elle nous entraîne dans un processus d'action, de jouissance. Elle commence par maculer ses toiles, et ce faisant, elle confie au spectateur le rôle de Protogène. Ce dernier, échouant à rendre l'écume au museau d'un chien, de rage jette son éponge contre la toile et l'écume tant recherchée d'apparaître en une fraction d'instant. C'est Léonard de Vinci qui donne cet exemple tant de fois cité, c'est lui qui insiste sur l'observation de la nature, de son microcosme, et qui dans une tache, la fameuse macula, voit se lever une armée ou des nuages samoncelant au-dessus d'une ville. Mocquet s'amuse de cette ligne de partition, notamment lorsqu'elle humanise la veine du bois, elle fait parler ce qui a été observé avant même que nous parlions pour lui, elle dit à nouveau la magie d'un monde tombé dans le désenchantement. Nous pénétrons, non sans humour, le principe de plaisir.

Ce sensualisme connaît deux paliers, le premier est celui du travail des matières. Le travail de couleur est tout d'abord pour l'artiste celui d'un pragmatisme de la matière, celle d'un Paul Rebeyrolle ou d'un Hans Hartung. Comme l'enfant expérimente le monde extérieur en observant la nature, Mocquet s'empare des techniques, elle imbibe, jette, disperse, déverse, elle protège puis esquinte. Les bourres et les poussières d'aspirateur s'installent sur la toile dans une conspiration secrète pour mieux forcer la macula à faire parler d'elle. Les résines brillent d'autant plus qu'elles sont juxtaposées avec du très mat. L'épaisseur répond aux aplats les plus fins, le dilué au dense.

Le second palier est celui de la couleur. En laissant la matière toile souvent visible, brute et sans apprêts, Mocquet fait fonctionner un parallèle caché avec l'art de la tapisserie, là où la matière s'accroche aux yeux, où la trame reste toujours visible. Plus jeune, elle a étudié cet art appliqué, liant la simplicité d'une technique ne requérant jamais de couture à un apprentissage long des coloris. Un cheminement silencieux nécessitant de se pencher dans la couleur pour l'isoler jusqu'au point, un point fonctionnant comme l'ancêtre du pixel, la couleur matière avant la couleur sens. Elle cite Josep Grau-Garriga utilisant la tapisserie en arts plastiques comme premier de ses médiums d'expression. La matière du fil de tissage, subtile alliée de la couleur, permet le mousseux ou le rêche, le soyeux ou le mat, elle se gorge de la lumière ou l'atténue.

À la différence du dessin, déjà ligne et signe, la couleur ne se donne qu'aux sens, elle se refuse à la théorie, elle est reveche à l'écriture. La querelle entre les coloristes et les dessinateurs est ancienne. Le dessin est sujet de l'attention des philosophes alors que la couleur est sous liberté conditionnelle, trop instable pour être réduite à une signification. Le dessin est, comme l'écriture, un trait qui se délie tant sur le papier que sur la toile. Ce trait va faire sens. La couleur n'est qu'effet, elle ne peut s'écrire que par comparaison ou similitude, elle est laissée, au mieux, aux poètes ou, au pire, aux littérateurs. Un débat dont l'écho n'est pas si lointain. Les surréalistes craignaient au départ le médium même de la peinture de peur d'affaiblir la pensée théorique au fondement de leur manifeste. L'ère contemporaine a, semble-t-il, connu l'extinction de ce face-à-face, le philosophe discourant dorénavant sur la couleur. ll est peut-être un peu tôt pour clore cette longue querelle qui anima les passions à l'époque classique. L'utilisation sans pudeur de la couleur chez Marlène Mocquet et les réactions qu'elle provoque montrent que cette dichotomie travaille encore le champ des arts plastiques. Il revêt de nouveaux atours, jouant sur l'ambivalence du mot sens, entre « faire sens » et l'indicible ressenti face à l'oeuvre. Ce besoin discursif tapi dans nombre d'oeuvres a retourné comme un gant les propositions dadaïstes et surréalistes. Les couleurs peuvent être voyelles, cris, pleurs et joie, des sons ou un souvenir, se dégrader, mélancoliques, s'épanouir ou se ternir. Que jouissons-nous de la couleur! Vivement, silencieusement ou avec éclat, mais sans ambages, nous confie cette jeune artiste.

Jouir de la vision, c'est s'approcher au plus près des petits formats et, du rétrécissement de notre champ visuel, faire du microcosme un macrocosme, c'est se saisir des ellipses et prendre en relais les phrases soudain tronquées. Jouir de la vision, c'est se positionner devant un des grands formats et laisser son regard glisser harmonieusement sur la surface de la toile, s'absorber dans sa matité, s'oublier, à notre tour, dans le contraste fabuleux entre un gris à l'état gazeux et un rose appétissant, puis s'arrêter devant la texture en gros aplats faisant de l'œil, soudain, une bouche. À l'approche du Saut orange fluo et alors que la raison bute, voir comment deux dimensions peuvent contenir une telle épaisseur de lumière. Nous n'avons pas à l'apprendre, il s'agit plutôt de se défaire de certains apprentissages ou de certains réflexes. À notre tour de rentrer en tension devant le mur de nuages, verticalité répondant à la verticalité, de se perdre dans les différents plans du tableau, d'entrer en face à face avec ces yeux dont certains, poussant loin la stupeur, semblent avoir entraperçu ce lieu le plus sombre.

Hugues Jacquet



  1. Roland Barthes, Fragments d'un discours amoureux, coll «Tel Quel», éd. du Seuil, Paris, 1977 p.71.

  2. A. Breton, P. Éluard, Dictionnaire abrégé du surréalisme, éd. José Corti, Paris, 2005, p.26.

  3. Max Ernst, Notes pour une biographie, in Spies Werner (dir.), Max Ernst, Vie et œuvres, éd. du Centre Pompidou, Paris, 2007 p.39.

  4. Félix Guattari, Soixante-Cinq Rêves de Franz Kafka, Lignes, Paris, 2007 p.13.
  5. Bruno Bettelheim, Psychanalyse des contes de fées, éd. du Seuil, Paris, 1976, p.57


Couverture du catalogue, Musée d'Art Contemporain de Lyon, 2009