Catalogue de l'exposition Marlène Mocquet au Musée d'Art Contemporain de Lyon, 2009

À la tache

En France, dans les années 1990, la peinture ne représenta plus pour les jeunes artistes (et pas davantage pour les critiques) un enjeu majeur ou une pratique pertinente. Tandis que la photographie, la vidéo et tous les types d'installation suscitaient dans le même temps un enthousiasme théorique autant que plastique. Ces formats accaparèrent le domaine conceptuel, laissant la peinture aux prises avec de sempiternels discours sur le goût, sur le bien peint/mal peint, sur la touche, autant de questions sur la question du faire (ou du défaire) qui à force d'être ressassées ont fini par mener aux pires caricatures. Et poussée en quelque sorte hors du domaine de l'art contemporain, la peinture a fini par se complaire dans certaines questions exclusivement formelles. De là, on peut se représenter l'immense solitude que certains peintres ont dû ressentir dans leur atelier durant cette période de désaffection. Bon nombre d'ailleurs avouent que cet isolement a pesé dans leur pratique, ainsi que la conscience d'aller à contre-courant. Ce n'est pas qu'ils revendiquaient cette position un peu à part, voire margnale, sur la scène de l'art contemporain. C'est simplement qu'ils ont dû faire avec. Et en France, ils ne sont pas très nombreux à s'y être tenus obstinément. Marlène Mocquet est de ceux-là. Or, la singularité qu'on reconnaît de toute part à son travail tient en partie à ce contexte artistique qui a fait de la peinture une pratique sous et surtout mal représentée, discutée, commentée ou vue, en France depuis le milieu des années 1990. Mais, contrairement à ce qu'on pourrait attendre, la jeune artiste ne fait pas de la peinture un cheval de bataille. Elle ne se fait ni le héraut d'un retour en force ou en grâce de la peinture, ni l'apôtre d'une nouvelle ère picturale, ni même d'une nouvelle manière de peindre. Ce qu'il y a de nouveau plutôt c'est la décontraction avec laquelle elle aborde ce médium. Décontraction ne signifie pas facilité, mais plutôt une manière de ne pas avoir à justifier le fait d'en passer par la peinture aujourd'hui. Marlène Mocquet parle en effet plutôt de la nécessité quasiment vitale qu'il y a pour elle de peindre. Mais elle conçoit la peinture comme un moyen et non pas comme une fin en soi. Sa peinture n'a pas pour seul horizon la Peinture. Elle ne se tient pas splendidement à l'écart du monde ni non plus de l'histoire de la Peinture. Elle en use comme d'un moyen de figurer ou de défigurer des portraits ou des scènes, en admettant à la fois la part calculée du projet et ses zones d'ombre, ses ratés, ses impondérables, le hasard d'une dégoulinure, d'une tache, bref, le travail de la peinture. C'est à la combinaison de ces deux dimensions que tient d'abord la singularité de ce travail: les tableaux de l'artiste sont un moyen d'expression de ses propres obsessions, qui admettent volontiers la contradiction que lui apporte le médium lui-méme. Des contradictions qui prennent par exemple la forme d'une couleur, d'une traînée, d'une bavure imprévue avec laquelle il va falloir composer joyeusement. Ainsi, Marlène Mocquet redonne-t-elle sens au mot composition: une manière de négocier avec la peinture.

D'où le caractère insolite des scènes représentées. Singulière peinture en effet celle qui suspend tête en bas une Chèvre violette à la gueule chargée d'une petite fille ravie de son drôle de dada. Non moins extraordinaire, celle qui suit une silhouette coiffée d'un haut-de-forme et au pantalon arc-en-ciel, sautant d'un nuage (tout sourire) à l'autre. Ou celle-là, encore, bleutée et comme mouillée, qui plante une marguerite dans la mer, marguerite radieuse et enchantée de se trouver en la charmante compagnie de deux algues marines. C'est l'univers du merveilleux, genre qui outre-passe allègrement les lois de la raison et du réel, sans pour autant qu'aucun de ses habitants ne s'en étonne. Au contraire du fantastique, il n'y a pas là surgissement de l'irréel dans le réel, mais un cadre et des personnages émancipés de tout référent réel et rationnel. Bien des motifs dépeints par Marlène Mocquet semblent d'ailleurs emprunter au domaine des contes de fées. La magicienne, le pain d'épice, cette petite fille qui se promène dans les tableaux, puis, bien sûr, le chaperon rouge suivi de près par le loup, mais aussi l'épouvantail, le château enchanté, sans oublier la pomme rouge qui ponctue nombre de scènes. Le problème c'est que le merveilleux, les contes de fées et leur imaginaire à destination des enfants, trop cliché, trop gros, gros comme un château hanté, est miné, plus dangereux que jamais. Parce qu'une fois engagé sur ces rives, il n'y a guère de retour ou de contrepoint possibles. Le genre écrase le reste de toute la puissance des images, des récits et même des analyses qu'il recèle. Trop marqué, il renvoie à ses œuvres phares et aux analyses psychanalytiques qui s'en sont emparées, à Alice au pays des merveilles donc mais aussi à l'étude que Deleuze en a livrée, puis à la version Walt Disney du roman de Lewis Caroll et au-delà à toutes les catégories esthétiques fourre-tout, l'onirisme et le surréalisme.

« Surréaliste » est en l'occurrence un autre des synonymes de « singulier ». ll permet de qualifier cette peinture figurative pleine de créatures fantasques, voire fantastiques, drôles en général, méme ou surtout quand elles prennent les traits de monstres ou de mutants aux contours souples et aux visages multiples. Grouillants, surexcités, les personnages évoquent des scènes à la Jérôme Bosch. Le tout sur fond de paysages hauts en couleur. Mais là encore, une fois que vous avez dit ça, surréaliste, c'est l'impasse. Parce que le surréalisme se justifie largement au regard de l'histoire de l'art, au regard de l'époque où il apparaît: dans les décennies qui suivent la découverte de l'inconscient au moment aussi où la photographie déplace le rôle de la peinture, déjà bousculée en son sein par l'apparition de l'abstraction. Or, on n'en est plus là.

Attelée à l'atelier

Que faut-il entendre alors par singulier? Peut-être le plus simple en fait: ni l'exotisme surréalisant d'une peinture figurative de conte de fées, ni l‘extravagance l'audace ou la désuétude qu'il y aurait à peindre aujourd'hui — la peinture, un format comme les autres et le peintre, un artiste comme les autres —, mais donc, si cette peinture est singulière, c'est parce qu'elle s'institue au fil d'une expérience très personnelle, celle de Marlène Mocquet elle-même. Dès lors, il s'agirait de partager avec le peintre ce moment où elle touche elle-même au contact physique de sa création, ce moment où le monde prend un sens, pour elle, par l'acte qui le dépeint, en mime la texture, |'évanescence, la déraison. La preuve qu'il faut en revenir a la source, au moment créateur, à l'origine, à l'auteur: ces toiles où, à la première personne, Marlène Mocquet se met en scène (Moi en Betty Boop, Moi en mammouth). Autre preuve, l'endroit où l'œuvre a lieu. Celui que Marlène Mocquet privilégie: son atelier. C'est loin d'être une évidence. Bien des artistes aujourd'hui sont sortis de l'atelier préférant gagner l'espace d'exposition. Sur le mode de l‘in situ ou sur le mode du display, l'œuvre n'a lieu que lorsqu'elle est exposée, voire mise en scène. L'art des années 1990 fut même largement occupé à travailler les limites de temps de l'exposition, devenue un médium en soi. La peinture n'a pas échappé à cette dilatation dans le temps et dans l'espace de ce qui se tenait bien enclos dans les limites du cadre. Wall-paintings éphémères adaptés aux dimensions d'un lieu, ou travaux picturaux rendant compte de leur transport de l'atelier à la galerie, voire dans la remise, ou de leur accrochage dans le salon d'un collectionneur, interrogent la mobilfté de la peinture, sa circulation d'une surface à l'autre, d'un milieu (social, économique, marchand, public, privé) à l'autre. Rien de tel chez Marlène Mocquet. L'atelier ainsi que tout ce qui s'y déroule entre le peintre et sa toile constitue l'alpha et l'oméga du travail. Cet espace-temps, celui de la création dans toutes ses étapes, mentales et techniques, peut faire fantasmer le spectateur qui se souvient des photographies d'Hans Namuth ou du film de Clouzot (Le Mystère Picasso, 1956). On imagine des face-à-face interminables entre le peintre et sa toile, des gestes soudains motivés par une vive inspiration. On se fait volontiers un film de cet acte magique. On continue la légende et on s'enivre des volutes de mystère qui se dégagent de l'atelier du peintre. Les nombreuses photos de magazines qui portraiturent Marlène Mocquet en blue-jean de travail maculé de peinture entre les murs de son atelier et entre les toiles inachevées relèvent de cette fascination bien compréhensible. Mais nul besoin d'aller dans l'atelier. Nul besoin de s'y projeter. Parce que l'atelier est déjà pour Marlène Mocquet un espace de projection et non pas un espace de réclusion. Ou s'il l'est, ce sont les peintures qui y ouvrent des brèches. Dynamiques, aventurières, exploratrices de cités et de mondes perdus, inconnus, lointains mais insituables sur la carte, les toiles endossent la charge de faire bouger les limites du cadre. Si l'atelier est un point d'ancrage de la création, les toiles, elles, travaillent sans cesse à lever l'ancre coûte que coûte. D'où ces fillettes souvent en marche, ou jouant au funambule telle cette Petite Fille à la balance, dévalant un escalier pour le moins pentu. D'où aussi ces nuées de figurines — allumettes, oiseaux, fleurs — toujours en mouvement, allumées par une flamme ou balancées par le vent, d'où encore ce cycliste pédalant à travers champs et ces silhouettes colorées qui arpentent le tableau en tous sens, suivant Chacun son chemin. En marche donc, ou plutôt Bon Vent selon le titre de ce tableau où un personnage au sourire béat indique la direction à suivre: à sa gauche, vers le dehors, hors du cadre.

Tempête sous un canvas

C'est en cela surtout que le travail de Marlène Mocquet est singulier: il affirme un retour à l'atelier pour en chercher l'issue. Un retour au tableau pour mieux le mettre en branle. Le rythme y est tout sauf gentillet. Ça n'est pas, loin de là, une promenade de santé que de se mouvoir sur la toile pour ces Missiles petites filles qui volent comme des flèches acérées, natte blonde au vent et corps tendu vers une cible hors-champ. Les petits personnages de Marlène Mocquet, tous formés dans la peinture, puis silhouettes à gros traits, braquent leur regard ou pointent leurs gestes, s'inclinent vers le hors-cadre. Mieux, ils sont comme emportés vers les marges du tableau. Comme s'ils ne faisaient tous que le traverser, qu'en passer par lui, ou par là. Résultat, la scène est décentrée. Tout semble se dérouler à la périphérie. Et partant puisque le centre se vide, il n'y a plus ni haut ni bas, ni gauche ni droite qui ne tiennent. Et La Ville à l'envers a en effet perdu le nord. Or, ce qui lâche en chemin, ou sur le chemin, tout son monde, paysages, créatures, objets, c'est la peinture. Se dirigeant ainsi vers les grandes largeurs, éparpillant tout son monde, et ayant perdu le sens du centre, elle ne fait là que partir en quête de la forme qui se défile, se refuse, surgit, avant de se dissoudre dans une autre.

Si tout est ainsi en mouvement, c'est le résultat de la peinture, du travail de la peinture qui file obstinément entre les poils du pinceau, à la surface de la toile, à la recherche de la forme dont le tableau semble n‘avoir au final qu'une vague intuition ou un vague souvenir. On sait par ailleurs comment procède Marlène Mocquet: laissant ainsi courir la peinture avant de tenter de la guider en ajoutant une bouche, des yeux, des objets, en rectifiant à peine le tir, en profilant telle silhouette, elle s'invente une méthode pour composer avec le hasard, les accidents, le penchant de la matière, le mélange spontané des couleurs. Elle n'est donc pas tout à fait seule à opérer. Or, la peinture, sa course, ses passages, ses couches, ses gouttes, ses taches, empatées et grasses comme des bouses, ou infusées et opalescentes sur une toile à peine eftleurée, finit par ne révéler rien d'autre qu'elle-même Ce travail un peu effrayant qu'elle accomplit d'elle-même. Si bien que ce que cerne Marlène Mocquet c'est souvent cet autre au travail, la peinture personnifiée. Personnifier, dans un récit, c'est prêter à une chose inanimée les qualités ou l'apparence d'un être animé. Cette figure rhétorique par laquelle, exemple canonique, Zola prête la force monstrueuse de La Bête humaine à une locomotive, donne ainsi une âme ou un corps aux objets ou même aux éléments naturels.

Tout le monde et personne (la peinture personnifiée)

La Petite fille qui dégouline, Le Goutte-à-goutte de l'oiseau, Les Deux Taches de peinture bleue, Les Taches qui me ressemblent mettent explicitement en œuvre cette manière d'animer la peinture. Un tableau en particulier, Attaquée par la peinture initie même un drôle de renversement des tâches, si on peut dire. Certes, cette scène d'une jeune fille plaquée au mur, sidérée de se voir ainsi menacée par ces traînées de peinture rampant comme des serpents, informe dramatiquement sur la manière dont l'artiste conçoit son activité (quelque chose de charnel, d'irrépressible, d'irrationnel, de terrifiant même). Le tableau indique assez joliment qu'elle ne peint pas, mais qu'elle est peinte. Autrement dit, qu'elle n'est pas le sujet mais l'objet de la peinture, qui se charge de faire du peintre un objet passif plutôt qu'un sujet actif. Attaquée par la peinture n'est pas un drame en un acte ou une image forte; n'est pas une profession de foi dramatiquement affichée: c'est un mode d'emploi de l'œuvre à l'usage des spectateurs. Une manière d'indiquer que les peintures ne lui appartiennent pas en propre. Qu'elle n'y a pas mis sa patte plus que de raison. Et paradoxalement, qu'il faut nuancer l'idée que ce sont les obsessions de l'auteur qui sont dépeintes ici.

D'autres toiles étendent ce mécanisme de la personnification. La peinture, conquérante, répand son domaine sur tout le champ de la toile, et « prend vie » en même temps qu'elle prend forme. Et inversement: les formes, les êtres, les animaux, les objets, les paysages, les éléments naturels qui naissent dans et par la peinture restent peinture. Autrement dit, l'œuvre figure et défigure en même temps. Elle avoue simplement ce à quoi elle travaille: à représenter fidèlement en même temps qu'à admettre l'impossibilité de cette tâche. À se profiler sans pouvoir (vouloir) canaliser les taches, les coulures, les bavures (Les Taches qui me ressemblent ou La Petite Fille qui dégouline) qui liquident le profil. Tandis qu'aujourd'hui tout le monde est en mesure de juger instantanément de la qualité du portrait sur son téléphone mobile ou son appareil numérique, de l'effacer si l'image est floue, bougée, mal cadrée, la peinture réaffirme bel et bien ce domaine du visible qu'on ne saurait voir: le domaine du ratage, du manque, de l'erreur, qui affirme qu'on ne peut jamais tout cerner, tout rendre net. Surtout pas soi.

Paysages anthropomorphiques

Mais, la personnification touche aussi les éléments naturels. Le rapport avec la nature s'institue sur un mode complexe. L'être humain y est présent de manière étrange. Engoncé dans une montagne, perdu, minuscule et vulnérable, schématique avec son corps de bâtonnets dans un ciel trop pâle (Paysage au parachute), ou bien face contre terre, dans la terre, tête bêche mais aussi terre-bêche en quelque sorte (L'Homme à terre), ou bien encore cosmique, comme dans cette toile où il prend pied en plein cœur d'une planète, dans un voyage au centre de l'espace sidéral (L'Homme planète), l'être humain chez Marlène Mocquet participe du paysage. Il est un bout de nature. Il lui emprunte ses qualités, ses formes, ses textures et ses couleurs, mais lui abandonne en retour sa solidité physique, la netteté de ses traits. Singulier, pour le coup, l'homme ici ne l'est pas. Il est multiple, se revêt de mille et une enveloppes, se dilue et s'étend, étire les limites de son corps et de son identité à la dimension de son environnement.

L'Homme à terre met ainsi en scène un personnage au corps obèse, tombant tête la première au bas de la toile sur un sol couleur terre. Le tableau joue d'abord du comique de situation, celui qui fait rire dans la farce aux dépens d'un protagoniste ridicule et maladroit. La face trop ronde, les yeux stupéfaits et la bouche ouverte, cet Homme à terre a bien le profil de l'emploi. Toutefois, le titre désigne aussi le personnage dans le sens plus tragique d'un homme en peine, en détresse, d'un homme abattu. Rasant le bord Inférieur de la toile, il semble être au plus bas, être plus bas que terre en quelque sorte. Son teint vert caca d'oie et sa peau granuleuse, grumeleuse et boursouflée, sont le signe que la terre a déteint sur lui, comme s'il y avait pris racine — d'où encore ce corps rouge qui fait la part belle aux plis et aux ramifications (un bras là, l'autre pied à l'opposé) qui lui font une silhouette d'arbre. À moins qu'il ne se terre, voire s'enterre. À moins donc qu'il ne soit frère du narrateur de cette nouvelle de Kafka, titrée Le Terrier. Ce récit adopte de bout en bout le point de vue d'une taupe. Laquelle raconte en détail sa vie d'animal craintif, qui se cache pour vivre, mais qui finalement ne s'en plaint guère. La nouvelle se lit bien sûr non pas seulement comme un récit animalier, mais comme un récit métaphorique d'une vie humaine recluse, paranoïaque, vouée à se calfeutrer et à s'isoler du reste du monde. Où la terre n'est plus ce sur quoi on a pied mais ce dans quoi on disparaît. De même donc, il se pourrait bien que le personnage peint se vautre dans la terre, s'y ébroue ou plutôt qu'il la creuse à pleines dents (d'où cette bouche qui semble en postillonner des morceaux) plus qu'il n'y choit. Qu'il s'y précipite comme de lui-même, plus qu'un accident ne l'y précipiterait. La terre en somme serait son élément et, pour un peu, le titre s'entendrait alors comme L'Homme de terre. L'expression est métaphorique mais à priori pas cette autre, L'Homme poussière, une toile où le personnage est bel et bien fait d'un amas de matière grisâtre et éparse engluée sous une épaisse couche de vernis transparent Le plus étonnant ici est que la poussière tienne de manière si compacte. Et que cette matière volatile semble littéralement époustoufler le nuage de peinture en face. Époustoufler ou souffler tout court: la tache de peinture se liquéfie dans un mouvement de recul ou de bascule. Si bien que, par une curieuse métonymie, la poussière se trouverait être ici le vent. Le vent qui, lui, d'ordinaire a le pouvoir de la faire voler (en poussière). Si bien que Marlène Mocquet passe non seulement de l'homme à la nature (ou à ses éléments), mais en outre, allusivement ou directement, d'un élément à l'autre. À la poussière, elle prête les qualités du vent, et réciproquement. Ses figurines revêtent ainsi plusieurs consistances à la fois. Et à force, incarnent davantage ce passage d'un élément à l'autre plutôt que chaque élément. Telle une alchimiste moderne, l'artiste affirme ainsi un rapport au monde essentiellement instable et passager. Tout est voué à se transformer, à se déguiser, à se métamorphoser.

Le motif du déguisement est explicitement traité dans La Petite fille déguisée en arbre, titre qui renvoie ici le déguisement plus à un jeu enfantin qu'à une tromperie amoureuse par exemple, ou à la feinte d'un espion. N'empêche que c'est une pratique du dédoublement (même partielle). Les deux jambes frêles dépassant d'un tronc d'arbre creux aux branches sans feuilles se dotent en l'occurrence d'une altérité végétale. Paraître autre n'est pas pour la petite fille être une autre, mais être autre qu'humain. Transhumain en quelque sorte, et transhumance même avec ce tableau à l'énoncé kafkaïen: Moi en mammouth. Soit en effet un dinosaure hirsute, à l'air inoffensif, qui fait jaser deux personnages murmurant à l'arrière-plan. Outre ce joli autoportrait en forme d'autodérision, ce dont le mammouth se charge ici c'est quand même de ce passé antédiluvien auquel il appartient. Vue ainsi, vue comme un portrait préhistorique, la toile identifie autrement le Moi qui s'affiche en dinosaure. Car Moi c'est alors aussi bien le peintre que la peinture, celle mystérieuse, fascinante et grotesque de l'époque des cavernes. Ce pour quoi d'ailleurs ça jase autant dans le dos du mammouth. Qu'est-ce que c'est, semblent se demander les deux personnages, que cette peinture qui s'ancre si peu dans l’histoire contemporaine pour préférer en revenir à une forme immémoriale ou plutôt aux anciennes vertus qu'on prêtait à la peinture dans un lointain passé? On ne peut s'empêcher de penser à l'Américain Verne Dawson dont une série de tableaux revisite l'origine cosmique et divine des noms des jours de la semaine. Monday (Moon-day) représente donc la Lune, Tuesday (mardi, le jour de Mars) une planète rouge enflammée où transparaît le visage du dieu de la Guerre chez les Romains. Ce faisant, il ramène la peinture dans le giron du mythe, de l’Antiquité, des croyances et des rituels populaires, connectés au rythme des planètes. Il semble que Marlène Mocquet, dans L'Homme planète ou L'arc-en-ciel humain, s'inscrit aussi dans cette histoire-là, mâtinée d'un folklore au meilleur sens du terme, celui des fables, des contes philosophiques, des peintures primitives, des peintures naïves aussi qui célèbrent la connexion de l'homme au rythme de l'univers, à un temps et à un espace insondables, perpétuellement en mouvement et où le passé, le présent et l'avenir, l'ici et le maintenant se confondent.

« Le monde qui se compose ainsi dans la tête des enfants est si riche et si beau qu'on ne sait s'il est le résultat exagéré d'idées apprises ou si c'est le ressouvenir d'une existence antérieure et la géographie magique d'une planète inconnue », écrivait Gérard de Nerval, dans son Voyage en Orient. Or, sans faire, loin de là, de Marlène Mocquet une enfant, cette ambiguïté, ce doute autour de ce qu'on apprend et ce qui relève de la magie, est le paradigme dans lequel s'inscrit sa peinture. Qu'est-ce qui relève du savoir, de la connaissance de l'histoire de l'art, de celle en particulier de la peinture, et qu'est-ce qui relève de l'accident, du hasard, de l'instinct, de l'insolite, de l'inédit, de la singularité? Autrement dit, comment échapper à la lourde histoire (de la peinture), comment ne pas voir dans telle tache, dans telles traînées, dans la moindre raclure au couteau, la présence, même tenue, de tel maître ancien ou même contemporain, de Vélasquez ou de Richter? Comment faire du nouveau avec un médium aussi peuplé, aussi hanté, aussi habité? Autant de vraies-fausses alternatives dans le cas de Marlène Mocquet qui inscrit sur une même ligne, un même terrain de jeu, un même champ de bataille plutôt, le connu et l'inconnu, le visible et l'invisible, le faire et le laisser-faire. Singulièrement collectif.

Judicaël Lavrador

Vue d'exposition, Musée d'Art Contemporain de Lyon, 2009, ©Blaise Adilon