MARLÈNE MOCQUET
LE CHAOS ORGANISATEUR


Dans les peintures et les sculptures en céramique de Marlène Mocquet, la prolifération est un principe d’occupation de l’espace. Notamment la prolifération des individus ou des organes d’une même espèce (yeux, têtes, visages, araignées, pommes...). Cette apparition d’espèces et parfois d’individus isolés parait aléatoire et être, à chaque fois, le prolongement d’accidents produits par la création même... Comme si ces espèces dormaient toutes dans l’informe de la matière à l’état brut ou dans la gestuelle de l’artiste, et qu’il su sait du hasard d’une organisation prise par celles-ci pour que telle ou telle forme vivante se libère et surgisse à l’improviste.
Marlène Mocquet se plaît à susciter ces apparitions, ces naissances intempestives d’organisations vivantes. « J’aime beaucoup la chimie, les transformations, tout ce qui est de l’ordre du vivant. Le vivant dans la mort. »1 Comme si, à défaut de pouvoir maîtriser le programme d’une gestation, elle multipliait les occasions pour que de la figure apparaisse, mais sans savoir préalablement laquelle. Comme si elle reprenait à son compte l’aveuglement de la vie elle-même.
Mocquet délègue toujours le commencement de ses peintures au hasard. Il y a au centre de son atelier, comme un nombril, un grand bac rempli d’eau. C’est là que se forme la structure de base de ses tableaux. L’artiste verse dans ce bac de la peinture à base d’huile, laquelle, par réaction chimique, se sépare de l’eau en remontant à la sur- face. Ensuite, elle transpose la couche d’huile qui s’est disposée de manière aléatoire sur la surface de l’eau, directement sur sa toile vierge, produisant ainsi une couche picturale créée par le hasard. Ce fruit du hasard est alors l’architecture de base d’une nouvelle peinture. Puis se poseront sur cette première couche des poussières, des saletés, que les courants d’air d’un atelier-hangar amène naturellement...
L’artiste con e : « J’utilise toujours plusieurs strates : c’est le processus de travail qui détermine le sujet. »2 Elle adore les expérimentations. Elle recourt même à des réactions chimiques. Ainsi, en appliquant sur de l’aluminium de la poudre de bronze, elle provoque une réaction d’oxydation et de pétri cation, dont elle va se servir. L’œuvre Oxydée et pétrifiée ( g. p. 40) présente deux personnages que Marlène Mocquet a réalisés avec du sel et de l’eau de javel appliqués sur de l’aluminium comme support. De cette manière, en fonction des conditions hygrométriques, les personnages changent d’aspect, devenus en quelque sorte des baromètres : quand il fait humide le personnage principal devient noir ; quand il fait sec il devient vert. D’ailleurs, plusieurs de ses peintures comme La Pierre philosophale ( g. p. 43), réalisée à partir d’une goutte d’émail trouvé, renvoient à l’alchimie, dont un des objectifs consistait en la transmutation des métaux, principalement des métaux « vils », tel le plomb, en métaux nobles comme l’or ou l’argent.
Or une transmutation, que l’on pourrait dire analogue, est précisément à l’œuvre dans le travail de Mocquet, puisque les figures que l’on y voit en sont justement comme un produit miraculeux. Dans chaque œuvre ces figures surgissent d’une matière première, d’une matière vile, d’une boue, dépourvue de toutes les qualités que ces figures présentent en éclosant. Et l’on pourrait ajouter que chez Mocquet la magie vient non seulement de la boue, mais aussi des figures nies, puisque celles-ci rétroagissent sur la boue restante pour la transformer en matière vivante. Il faut noter ici que dans toutes ces figures peintes ou sculptées par Mocquet il n’y a aucun achèvement recherché. Un élan de figuration y fait ses essais mais il ne termine jamais ce qu’il entreprend, comme s’il se perdait en chemin. La figuration n’étend jamais sur la surface entière d’un tableau ou d’une sculpture son projet organisateur. L’impulsion prime sur la finition. Et une impulsion toujours recommencée, qui ne se rapporte qu’à elle-même, sans d’autre n que de se poursuivre toujours, absurde et entêtée, comme une loi sans raison ni législateur. Est-ce là une allégorie du monde ou une allégorie de l’histoire, que nous propose la peintre ?
Les céramiques aussi bien que les peintures de Mocquet sont en e et traversées d’une curieuse logique du vivant qui est le chaos même. Le chaos y est un élan en quête de toutes les possibilités qui s’offrent, au passage, de réaliser une organisation vivable (c’est-à-dire une organisation figurative), fût-elle partielle, embryonnaire ou monstrueuse.
Issu de gestes qui convoquent donc le hasard, le travail de Marlène Mocquet fait surgir des organes, des morceaux de corps, qui ne demandaient semble-t-il qu’à naître et, surtout, qui vont encore chercher dans leur environnement texturel de quoi se compléter, de quoi se reconstituer, de quoi récupérer un ensemble perdu auquel ils appartenaient avant

toute peinture et avant toute sculpture (un ensemble qui figurait dans le monde connu). Ces organes s’emparent alors de la moindre occasion plastique pour se mettre en quête de leur appartenance anatomique. Chaque œuvre raconte cet effort du figuré, du biomorphe, pour récupérer son intégration à un organisme vivant complet, qui lui préexistait et dont aujourd’hui elle n’approche qu’imparfaitement.
Toutefois ces figures l’emportent à chaque fois sur la matière brute. C’est-à-dire qu’elles finissent toujours par faire jouer en leur faveur le non- figuratif contre lequel elles existent. Car dans ces tableaux, comme dans ces sculptures, le chaos résiste mal à l’énergie figurative qui prend sa source dans chaque détail de vie, autrement dit dans chaque détail figuratif, chacun d’eux opérant comme un germe ou comme un programme, contraignant autour de soi une identité de vie à s’organiser, à exister – même à l’état de monstre. Ainsi, en peinture, Marlène Mocquet produit des formes qui jouent avec la subjectivité des contours. En e et, de la même manière qu’un contour dans le tableau peut appartenir à deux figures, la figure peut aussi devenir fond, et inversement. Dans la peinture De l’eau, je veux du feu ( g. p. 46), le contour de pro l du monstre blanc, au centre, peut être visuellement rattaché aussi bien au visage du monstre qu’à la chevelure de la petite fille représentée de face. L’artiste semble ainsi exploiter certaines des observations qui furent au principe de la Gestalttheorie (théorie de la forme), laquelle a mis en évidence que, visuellement, nous faisons naturellement une distinction entre la figure, qui se détache et qui possède alors un contour dé ni, et le fond, moins distinct, en vertu duquel la figure existe donc 3. Mocquet sait jouer de ces opérations perceptives pour inventer des personnages. Cette hésitation que nous fait partager l’artiste entre une perception flottante et un objet identifié nous introduit donc dans la dynamique de la perception elle-même. Et cette dynamique se donne à voir également comme une image du vivant. Avec Marlène Mocquet on aurait donc, représenté à travers le registre de la perception, l’entêtement de la vie à se répandre, à détourner le chaos à son pro t, et à toujours l’emporter sur celui-ci... Et ce, même si la victoire y est toujours incomplète et qu’elle présente à chaque fois un cosmos inachevé.
C’est que le monde peint et sculpté par Marlène Mocquet veut rester en partie à l’état de promesse. Il est hanté par la pureté de ce qui est simplement possible. Aussi ce monde reste-t-il perpétuellement ouvert. Il précède, en quelque sorte, sa propre existence. Il hésite encore, il n’est pas stabilisé, il reste suspendu à de simples fragments achevés. Alors, on peut se demander si cet achèvement partiel, atteint ici ou là, est l’avant-garde de ce monde naissant, ou s’il en est déjà la vieillesse. C’est un monde parfaitement singulier, d’une fascinante étrangeté qui relève peut-être autant de l’influence d’un imaginaire auto-analytique que de la grande tradition du fantastique représentée par Bosch, Bruegel, Ensor et d’autres... Le regard du spectateur, constamment mis devant des énigmes, est incité à rechercher d’autres objets que ceux déjà identifiés, ou à traquer de nouveaux personnages encore cachés. En un mot, il n’est pas question, quant à la lecture que l’on porte sur de telles peintures et sculptures, d’y séparer le réel de l’imaginaire. Ainsi, les figures hybrides, grotesques ou oniriques qui peuplent l’uni- vers de Marlène Mocquet entrent en contact avec des objets à forte charge symbolique. Comme les cartes à jouer. Ces dernières représentent peut-être le pouvoir du divin, car elles détiennent la capacité de lire l’avenir. Elles nous rappellent aussi l’existence d’une hiérarchie sociale – roi, dame, valet – et renvoient, en ce qui concerne la France, à une symbolique révolutionnaire (le valet plus fort que le roi). En reproduisant ces cartes, l’artiste fait peut-être allusion à différentes traditions occultes.
Dans l’univers de Marlène Mocquet on trouve aussi, de manière récurrente, la pomme. Fruit légendaire puisqu’il figure dans les mythes et dans les contes. La pomme est régulièrement associée à la tentation, et contient donc, symboliquement, une menace potentielle. Mais, quant au danger représenté par la pomme, Mocquet prend le contre- pied des contes et des mythes en présentant non pas une unité mais, à chaque fois, une prolifération de pommes. Et elles sont toujours identiques, comme des objets de série. Voilà donc la pomme rendue inoffensive par son abondance même, ou sa multiplication (qui la banalise et la rend peu désirable). En revanche, ici, ce qu’il y a d’inquiétant, ce n’est pas tant le fruit (désirable ou défendu) que ce qu’induit sa multiplication sans raison.
Ce qui souligne encore le statut symbolique de toutes ces figures peintes ou sculptées, c’est leur non-réalisme. Cependant, à être désigné en échappant à tout réalisme, c’est-à-dire à être surexposé, le symbole perd également sa force. Il est devenu un simple signe. Et ce, d’autant plus que la figuration chez Mocquet penche aussi vers des images à caractère infantile, ou lénifiant. On est donc dans une figuration où le symbole, épuisé par sa surexposition, son hypertrophie, ne produit plus qu’un son grinçant. Il est devenu grotesque.
Il faut donc parler, pour finir, de l’humour de Marlène Mocquet. Il y a comme une application, chez elle, à parodier le fantastique aussi bien que l’abstraction (en l’occurrence l’expressionnisme abstrait), en les rendant l’un et l’autre complices d’une imagerie puérile et grotesque. Cette parodie est réussie chez Marlène Mocquet parce qu’elle est en même temps un hommage rendu.


Julia Garimorth
Extrait du catalogue, En plein Coeur, éditions du Regard, 2017

  1. Marlène Mocquet dans une conversation avec l’auteur en décembre 2016.

  2. Idem.

  3. Dans son article Über Gestaltqualitäten, publié en 1890, Christian von Ehrenfels note que, dans la perception, nous ne faisons pas que juxtaposer une foule de détails, mais que nous percevons des formes (Gestalt) globales qui rassemblent les éléments entre eux. In Vierteljahrschrift für wissenschaftliche Philosophie, 14, 1890, p. 249-292.



La traine monde, 2016, ©Yann-Bohac